Un savoyard à Saint-Cyr – Promotion « La Garde au Rhin » (1919-21)
Par le général de division Philippe Chatenoud – Promotion « Bir-Hakeim » (1961-63)
Mon père, le général Jean Chatenoud, de la promotion « La Garde au Rhin » (1919-21), est né en 1899 à Andilly-Jussy, en Haute–Savoie, dans une famille de paysans du Genevois ; mais son père, Eugène, s’était installé, en 1903 comme métayer du domaine de La Grave, à Avusy, dans le canton de Genève. De ce fait, Jean a suivi toute sa scolarité en Suisse, obtenant en mars 1918 son certificat de maturité, équivalent du baccalauréat ; cette origine lui vaudra, à Saint-Cyr d’être considéré par certains comme un « croco » ou d’être traité de « petit-suisse ». Appelé en avril 1918 et incorporé au 97e RI, son régiment sera engagé dans les Flandres en octobre mais il n’y combattra pas et l’armistice étant intervenu, il se verra orienté vers la préparation du concours de Saint-Cyr, qu’il réussira.
Le récit de son séjour à l’ESM, qui suit, a été établi à partir des archives qu’il a laissées, de quelques courriers qu’il a expédiés et de son dossier d’officier, aujourd’hui en consultation libre, puisqu’il est né il y a plus de 120 ans.
Jean Chatenoud, appelé au 97e régiment d’Infanterie de Chambéry, en 1919
Jean Chatenoud se présente donc à Saint-Cyr-l’Ecole, le 29 octobre 1919, porteur d’un document que lui a remis le chef de corps du 97e RI, attestant qu’il a été admis, par la décision ministérielle du 8 octobre 1919 comme élève à l’Ecole spéciale militaire[1]. Il va appartenir à la 105e promotion de l'ESM qui prendra le nom de promotion de « La Garde au Rhin » et qui choisira pour parrain l’illustre général de Castelnau (dont le dernier fils, Léonce, est d’ailleurs membre de la promotion). La promotion compte 101 élèves, effectif relativement modeste, les promotions d’avant la guerre comptaient de 300 à 400, voire 500 officiers, mais nous avons vu la procédure accélérée qui a présidé à son recrutement. De 1918 à 1922, pendant quatre années, ce sont six promotions aux effectifs réduits qui vont se chevaucher, avec des durées de scolarité variables, certaines promotions étant constituées à partir d’officiers ayant déjà combattu, voire décorés de la Légion d’honneur… La « Garde au Rhin » est l’une d’elles, mais elle, constituée d’hommes du rang, aura la scolarité habituelle de deux années à Saint-Cyr-l’École. Comme avant la guerre les futurs officiers de l’infanterie étaient regroupés dans des compagnies, et ceux de la cavalerie et du train dans un escadron. Compte tenu de la modestie des effectifs de la 105e promotion, elle ne compte qu’une compagnie et Jean Chatenoud a été affecté à la 1re section, dite section « Dédé » probable surnom du lieutenant qui en est le chef (le « voraçon » en argot de l’École) et que je n’ai pas identifié…
La vie reprend vite le dessus, à Saint-Cyr comme ailleurs, et Jean a dû rapidement découvrir le rythme soutenu des activités des cyrards, instruction militaire (la mili), instruction générale (la pompe) et activités de traditions (le bahutage) ... De ce séjour, il gardera un bon souvenir et de très bons camarades… Il est solide, en bonne santé, a reçu une bonne instruction et suit sans difficultés les différentes activités. Les photos qu’il a conservées de cette période le montrent dans différents exercices et revues et aussi lors des fêtes du traditionnel Triomphe, en fin de scolarité. Nous y reviendrons. Pour la première fois, depuis qu’il est militaire, on le voit sourire sur une photo, posant avec quelques camarades, devant le Coquillard…
1920 – Jean Chatenoud (le 1er à droite) en bourgeron, devant le « Coquillard »[2]
Le 12 janvier 1920, il y a moins de trois mois qu’il a intégré l’école, mais il s’inquiète, au dos d’une carte postale le représentant en capote et casque en tête au milieu de sa section, de n’avoir aucune nouvelle, ni de ses parents, ni de son frère Léon, qui ne rentrera à Avusy qu’en juin et qu’il n’a pas revu lors de sa dernière permission. Il souligne que la vie a repris, tranquille, mais avoue compter les jours et attendre avec impatience la prochaine permission, prévue à Pâques.
Mais l’administration ne perd jamais ses droits, particulièrement en temps de paix…Fin janvier 1920, ses parents reçoivent, à Avusy, un « Avis adressé aux familles par le général commandant l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr », les informant que le ministre avait décidé de remettre en vigueur un décret datant de 1900 et en vertu duquel « les élèves de la promotion « De la Victoire » et ceux du concours spécial (celui passé par Jean) seront obligés de payer les prix de la pension annuelle et celle du trousseau ». Ce qui représente, concernant Jean, 1000 francs de pension annuelle (la scolarité est de deux ans) et 1372 francs 17 centimes pour le trousseau (admirons la précision) ! Il faut bien aussi reconstituer les finances de la République… ! Pour les Chatenoud d’Avusy la somme est énorme…
Informé du problème, le 4 février 1920, Jean écrit à ses parents au dos d’une carte postale :
« On nous joue le sale tour de nous réclamer la pension ; vous avez peut-être entre les mains la note. Ici, on est furieux… les uns veulent démissionner, criant au chantage. Bref, si vous voulez que je reste ici, faites au plus vite des démarches en Haute-Savoie pour obtenir une bourse complète, en faisant valoir la situation, famille nombreuse, etc. Vous pouvez même en parler au consul à Genève. Ne négligez aucune chance. Sinon, je me résoudrai facilement à la fatalité ...si je suis bon soldat, je ne suis pas fanatique à tout prix. Donc, cherchez à obtenir une bourse...dites bien que vous ne pouvez pas payer. On a tout le temps de voir ensuite. »
Le 11 février, au dos d’une autre carte postale représentant sa section au « fascinage[3]», il semble se culpabiliser et insiste : « Je regrette énormément de vous donner tant d’embarras… tenez-moi au courant du résultat des demandes. Je dois savoir. Et dites-vous bien que s’il faut faire un sacrifice, pour ma part, je suis prêt à le faire. Si les démarches ne réussissent pas en Haute-Savoie, peut-être aurons-nous plus de chance au consul ? »
La 1ère section au « fascinage »
L’avis adressé aux parents indiquait effectivement les démarches à entreprendre auprès des préfets pour obtenir bourse ou demi-bourse… On imagine sans peine la tête d’Eugène à la réception de cet avis et devant les démarches à effectuer… avec la complication de la résidence en Suisse !
Le 29 février, le moral est en baisse : « … Je commence à trouver le temps long ». D’autant qu’il est rattrapé par l’Histoire, qui suit son cours : « …Aujourd’hui, dimanche, nous sommes de piquet pour les grèves. Ainsi, cela fait quinze jours que nous passerons sans sortir. Tout n’est pas rose… ». Il fait référence aux grèves du printemps 1920, mouvement social très dur, déclenché par les cheminots CGT, qui sera réprimé sévèrement par le gouvernement d’Alexandre Millerand et aboutira, à la fin de 1920, à une scission au congrès de Tours au sein de la SFIO, avec la création du parti communiste…
Cela n’empêche pas les choses de suivre leur cours « administratif » et, le 4 mars 1920, Jean Chatenoud souscrit, à la mairie de Versailles, l'engagement spécial de huit ans (art 13 de la Loi de 1913) avec effet rétroactif du 18 avril 1918[4], prévu pour l’engagement au titre de l’Ecole spéciale militaire.
Le 20 juin, il utilise une carte postale représentant une prise d’armes organisée à l’occasion de la visite à Saint-Cyr du général belge Joostens et de l’amiral Guépratte, pour informer ses parents de sa situation financière : « La situation assez bonne m’oblige à vous dire que des renforts seraient superflus pour l’instant. ». La fin de la première année approche : « Nous passons ce qui nous tient lieu d’examens cette semaine. Il y a par conséquent beaucoup de travail ».
Début juillet, le 8, se déroule le Triomphe de la « double » promotion précédente : celle « De la Victoire » (1918-1920) et celle « Des Croix de Guerre » (1919-1920) … Quelques jours plus tard, il séjourne pour des manœuvres au camp de Mailly « … dans ce triste pays de l’Aube… pour comble, il pleut depuis ce matin, à fortes averses… », mais la perspective des permissions semble le réconforter « … j’espère vous voir avant le 15 août. Bonne santé. Bon moral. »
Concernant le trousseau et la pension, les choses vont se clarifier en août 1920. Eugène est parvenu à faire les démarches nécessaires auprès de la préfecture de Haute-Savoie à Annecy, avec l’aide du maire d’Andilly, son ancienne résidence en France et lieu de naissance de Jean. Mon père a conservé une lettre du préfet adressée au maire d’Andilly, à la mi-mai, lui annonçant que la demande de bourse a été transmise au ministre de la Guerre. Le maire d’Andilly a ensuite transféré la lettre du préfet à Eugène, en y ajoutant, dans une mention manuscrite, que la gendarmerie était également venue enquêter à Jussy à ce propos…
Le 5 août 1920, le général Tanant, commandant l'ESM, fait connaître à M. Eugène Chatenoud, que « le ministre a concédé une bourse entière avec trousseau à l'élève Chatenoud, votre fils. » Tout est donc rentré dans l’ordre… Jean reste à Saint-Cyr et ses parents n’auront rien à payer.
Durant ces deux années à Saint-Cyr-l’École, Jean suit l’instruction avec profit. Il est maintenant décidé à rester dans l’armée et s’intéresse à tous les enseignements. Il a commencé à apprendre l’arabe, le commandement encourageant tous les jeunes officiers à s’initier à cette langue, compte tenu de l’importance de l’Afrique du Nord pour la défense de la métropole.…
Ses résultats sont relativement bons et c’est justice qu’il se retrouve, en fin de première année, très bien classé, au point de recevoir le galon de sergent et d’être désigné « gradaille » pour l’encadrement des « bazars », les élèves de la promotion suivante, qui vont intégrer l’école en cet automne 1920, la « Dernière de la Grande Guerre » …
Le 23 novembre 1920, il fait justement allusion au surcroît de travail que lui donne cette fonction de « gradaille » : il est à la fois instructeur et élève ! La carte portant cette réflexion, qu’il adresse à ses parents[5] a été prise pendant une démonstration qui été faite, la veille, devant le roi des Belges, au camp de Satory, avec « artillerie, tanks et aviation ». Il souligne aussi la présence du maréchal Pétain, dont il marque la position sur la carte postale. J’imagine sans peine l’émotion et la fierté de mon père d’être présent, ce jour-là, à proximité du vainqueur de Verdun, pour lequel il conservera une admiration indéfectible… jusqu’à la fin.
Visite du Roi des Belges (+ au centre) à Satory, le 22 novembre 1920 – A droite (.) le Maréchal Pétain.
Quelques mois plus tard, le 7 mars 1921, sa jeune sœur Germaine a droit à une nouvelle carte pour sa collection, carte bien renseignée, avec les noms de toutes les autorités. L’armée française et Saint-Cyr ont « la cote » et cette fois, c’est le colonel suisse Bornaud qui est en visite… les oreilles du « petit-suisse » ont dû siffler ce jour-là ! Dans cette même carte, il s’inquiète de son frère Léon, dont il sait qu’il vient de partir au Maroc et dont il n’a pas de nouvelles.
Pendant ces deux années à Saint-Cyr, le dimanche, s’il n’est pas de service, prenant le petit train qui relie Saint-Cyr à Paris, Jean découvre la capitale et Versailles. Plusieurs de ses camarades de promotion ont préparé le « concours spécial » à Saint-Maixent avec lui et leurs liens se renforcent encore au cours de ces sorties.
Parmi les souvenirs matériels de mon père que je conserve précieusement, figure son rond de serviette de Saint-Cyr. Il était encore d’usage à cette date d’attribuer à chaque élève un rond de serviette numéroté, en métal argenté[6]. Celui de mon père portait le numéro 74, qui est le numéro d’ordre du département de la Haute-Savoie, dans lequel il était né, ce qu’il n’a pas manqué de considérer comme un porte-bonheur. Facétieusement, avec son « opinel [7]», Jean a essayé de transformer ce numéro en ses initiales « J.C », le 7 devenant « J » et le 4 « C » … Ma mère m’a offert ce rond quand j’ai décidé de préparer Saint-Cyr et je l’utilise quotidiennement depuis maintenant six décennies…
En fin de seconde année, il est de tradition de remettre leurs épaulettes aux officiers sortant au cours d’une prise d’armes qui trouve sa place dans les festivités du « Triomphe » de la promotion. Cette année-là, un ballet est présenté par la promotion de « La garde au Rhin », et Jean Chatenoud y figure parmi les danseuses étoiles ! On trouve peut-être dans cette prestation artistique originale, l’origine du plaisir de la danse qu’il gardera durant toute sa vie…
Les danseuses-étoiles au Triomphe de ‘La Garde au Rhin » - Jean Chatenoud est le premier à droite
C’est au cours d’un quartier libre à Paris qu’il s’est rendu chez le photographe Paul Darby, boulevard Saint-Germain, pour poser, en tenue de saint-cyrien, arborant son galon de sergent, le shako surmonté du casoar rouge et blanc, posé sur un guéridon voisin. A cette date, avec la plaque de ceinturon à grenade, ce sont les seuls vestiges de la tenue traditionnelle du saint-cyrien[8], la vareuse noire aux épaulettes rouges et le pantalon rouge à bande bleue sont provisoirement remplacés par la tenue « bleu-horizon » des officiers du moment… (Il existe une variante de cette photo « officielle » avec le shako en tête).
La couverture de l’album de promotion de « La garde au Rhin » est illustrée par une belle silhouette de poilu dessinée par Georges Scott[9], et les photos des élèves sont l’œuvre du même Paul Darby… en regard de leur portrait, la plupart des camarades de promotion de Jean Chatenoud lui ont inscrit une petite dédicace, faisant allusion à leur séjour commun à Saint-Maixent, ou à diverses affinités réciproques; l’un d’eux a un souvenir ému des « …nombreuses parties de dames jouées pendant les études ! »
Mais le plus grand nombre font allusion à la « danseuse étoile » du Triomphe « étoile aux futures étoiles ». Quelques autres le qualifient de « petit-suisse » ou de « croco ». C’est le cas de l’élève japonais, Joti-Kasthira, qui dédicace son « Bien affectueux souvenir d’un croco à un autre croco ».
Parmi les bons camarades de promotion avec lesquels il gardera contact et qui se manifesteront auprès de ma mère après ce funeste 6 mars 1958 jour de son décès, à peine plus de trois mois après avoir pris sa retraite, citons des généraux : le major de promotion, Jean Piatte, qui sera Attaché de défense à Washington, Henri Lorillot, chef d’état-major de l’armée, Gérard de Widerspach-Thor (j’aurai l’honneur de servir successivement avec deux de ses fils, Pierre, puis Jean-Michel). Mais citons aussi Antoine Duleyrie, qui aura lui moins de chance, ayant été « épuré » en 1947, mais dont l’épouse sera ma marraine…
A la sortie d’École, en août 1921 ; l’élève Jean Chatenoud est classé 23e sur 101. Sans être particulièrement brillantes, les notes qui lui sont attribuées sont élogieuses[10]. Son capitaine, qui tient à préciser, on ne sait trop pourquoi, qu’il « a été élevé en Suisse », le juge très sérieux, de nature franche, très calme et modeste ; gros travailleur et d’excellent esprit, « Chatenoud sera l’officier de devoir qui s’acquitte de n’importe quelle tâche à la complète satisfaction de ses chefs. Fera un chef énergique qui saura inspirer confiance à sa troupe. »
Le chef de bataillon, directeur des exercices militaires de l’infanterie ajoute « Des connaissances précises et assez étendues en technique – Du bon sens et du coup d’œil sur le terrain –Fera certainement un très bon officier. ». Il me plaît néanmoins de souligner ce petit « coup de patte » ajouté par ce même noteur : « Aurait pu obtenir de meilleurs résultats en sports. » Le général Tanant, commandant l’Ecole, résume tout cela par un laconique « Doit devenir un officier sérieux et excellent. »
Un tel classement lui offre de bonnes possibilités de choix pour son régiment d’affectation et espérant probablement aller servir en Afrique du Nord, Jean Chatenoud choisit le 26e régiment de tirailleurs algériens[11] à Morhange, en Moselle… et il part en permission à Avusy, avant de rejoindre sa future garnison. Le voilà parti pour trente-sept années de service…
Le sous-lieutenant Jean Chatenoud du 23e RTA à Morhange
[1] Archives Philippe Chatenoud. ESM.
[2] Le bourgeron est une blouse courte que portent les soldats, on dirait aujourd’hui « en treillis »
[3] Technique de génie végétal - mise en place de fagots de branches, fixés par des pieux. (Archives Ph. Chatenoud)
[4] Effet rétroactif à compter de son incorporation au 97e RI à Chambéry – (Dossier militaire de Jean Chatenoud. Photo IMG 2877)
[5] Il autorise aussi sa petite sœur Germaine à récupérer cette carte pour « la mettre dans son album ». C’est effectivement ma tante Germaine qui m’offrira un demi-siècle plus tard les cartes envoyées de Saint-Cyr par son frère, qui me permettent aujourd’hui d’enrichir ce récit.
[6] Cet usage avait déjà cours après 1870, puisque je conserve également deux ronds de serviette, numérotés, en métal argenté, provenant du père (promotion Marchand 1898-1900) et de l’oncle (promotion du Sud-Oranais -1902-04) de ma belle-mère, ronds de meilleure facture que celui de 1919-21. L’usage n’a pas été repris à Coëtquidan… !
[7] Célèbre couteau de poche savoyard, créé par Joseph Opinel en 1897, que mon père avait toujours sur lui, et très certainement déjà en 1919 !
[8] Qui sont d’ailleurs toujours en ma possession…
[9] Georges Scott (1873-1943) est un dessinateur qui connaît alors une belle notoriété ; élève d’Edouard Detaille, il a illustré les numéros que la revue « Illustration » a consacré à la Grande Guerre pendant toute la durée du conflit.
[10] Dossier militaire de Jean Chatenoud (Dossier 13-Yd-1271) - photos IMG–2908 à 2910.
[11] Pour des raisons que je n’ai pas réussi à élucider, ce régiment est désigné, sur certains documents, sous l’appellation « régiment de tirailleurs nord-africains » (RTNA)
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