Conserver le goût du risque
Par le chef de bataillon Hugues de Bonnières de Wierre, promotion « Lieutenant Brunbrouck » (2004-07)
“La guerre, ce n'est pas l'acceptation du risque. Ce n'est pas l'acceptation du combat. C'est à certaines heures, pour le combattant, l'acceptation pure et simple de la mort.”
Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Le général Eisenhower, au soir du 4 juin 1944, n’a en réalité pris que peu de risques. Vers 22 heures, il annonce que le débarquement aura lieu le 6 juin, après l’avoir déjà reporté de 24 heures : « Je n’aime pas cela, déclare-t-il, mais il me semble que nous n’avons pas le choix… Je suis absolument persuadé que nous devons donner l’ordre… »[1] Reporter une fois encore le débarquement aurait signifié prendre un risque bien supérieur à celui du déclenchement de l’opération Overlord. La surprise aurait été moindre et les Allemands auraient pu faire échouer toute tentative de débarquement. C’est certainement, toutes proportions gardées, le même raisonnement qui a conduit à la libération au Burkina de nos deux compatriotes, ainsi qu’à la mort de deux soldats.
À l’heure actuelle, dans des opérations plutôt centrées sur la stabilisation ou la normalisation, de tels risques paraissent inacceptables. L’engagement des forces armées n’est plus envisagé sans un rapport de forces écrasant, ou avec des avantages technologiques certains. Plus largement, notre société est placée sous le signe du risque. Risques psycho-sociaux, prévention et maîtrise des risques, sécurité routière, enjeux sanitaires ou environnementaux, toutes les dimensions du discours social sont concernées. La gestion du risque est devenue un véritable mode de vie, comme en témoigne le principe de précaution, érigé en dogme constitutionnel.[2] Dès lors, la promotion du risque apparaît comme totalement inconsidérée, voire criminelle, et cela n’épargne pas le domaine militaire et la tactique.
La prise de risque ne se trouve-t-elle pas au cœur même de toute confrontation ? N’est-elle pas le premier devoir du soldat ? Trop influencés par le principe de précaution, nous devons réhabiliter la notion de prise de risque, sous peine de tout perdre. La spécificité du métier des armes nous l’impose. Le risque en effet ne réside pas nécessairement là où on l’attend. Et les gains qu’il autorise sont trop souvent négligés au prétexte que ne rien risquer, c’est ne rien perdre. C’est oublier qu’on ne s’épargne un risque qu’au prix d’un risque plus grand encore, aux conséquences potentiellement pires.
De la nature du risque
L’imaginaire civil et l’inconscient militaire associent le risque au pari, à l’incertitude ou au hasard. Si le risque prend souvent l’apparence d’un coup de dés, dont les conséquences sont réduites à leurs effets positifs ou négatifs, le risque n’est en réalité pas fondé sur les possibilités arbitraires du hasard. Il ne s’agit pas plus d’une mise en danger délibérée. Le risque ne consiste pas à traverser la rue sans regarder, mais plutôt à mesurer les opportunités offertes par le temps de passage entre deux véhicules sur la chaussée.
Sur le plan militaire, le chef fonde sa réflexion sur des faits objectifs, fruits du travail de son état-major, pondéré par son caractère, son intuition et son expérience. Un raisonnement simpliste tend à considérer toute action comme risquée. Il n’en n’est rien, chacune ayant ses propres inconvénients, mais jamais ses propres risques, ceux-ci n’étant que le résultat d’une confrontation avec une volonté adverse. En l’occurrence, la mort au combat est bien l’issue d’une rencontre avec l’adversaire. Dans une démarche de risk management ou de risk mitigation, le risque se trouve assimilé à une contrainte qu’il convient de limiter. Il n’est jamais considéré comme essentiel à la manœuvre, comme fondement de l’action. Éviter le risque reviendrait alors à refuser l’affrontement.
S’il est bien appréhendé par les décideurs, le risque est rarement assumé, et plus rarement exploité. Réduit à ses conséquences négatives, le risque tend à être éliminé, écarté, dès la planification et plus encore en conduite. Or, l’atténuation d’un risque signifie mécaniquement la diminution d’une opportunité et l’augmentation d’un autre risque, d’amplitude et d’intensité probablement supérieures.
Dès lors, un chef qui chercherait à diminuer les risques à son niveau fera porter à la manœuvre de son supérieur des risques supplémentaires. Si les commandos au Burkina n’avaient pas pris leur part du risque, ce sont bien les otages qui en auraient assumé les conséquences, par une détention plus longue ou pire encore. Ainsi, la libération de nos compatriotes fait apparaître que l’action doit être engagée résolument, et que les opportunités offertes doivent être saisies au regard des risques encourus.
Il importe toutefois de ne pas prendre en compte la prise de risque individuelle, car les soldats (comme les chefs) doivent se considérer comme étant les moyens dédiés à la réalisation d’une mission, toujours considérée comme une fin. On s’écarte ici diamétralement de la morale kantienne qui considère que l’individu doit toujours être considéré comme une fin, et jamais comme un moyen. Cette opposition s’illustre par la capacité qu’ont les militaires ou nos forces de sécurité à sacrifier leur vie pour une finalité qui les dépasse. On peut évidemment estimer que remplir sa mission au prix de sa propre mort (donc prendre un risque critique) n’est pas pertinent. Cependant, le sacrifice individuel est parfois la seule option pour atteindre le but fixé par la communauté ou par notre conscience. L’an passé, le sacrifice du colonel Beltrame révèle que l’on rencontre parfois son idéal au détriment de sa propre vie.
Aujourd’hui comme hier, la tentation semble grande pour le chef tactique de refuser le moindre risque, arguant qu’il n’est pas accepté par le niveau supérieur. On entend parfois des officiers déclarer que « jamais le politique ne prendra le risque de … ». Fort heureusement, puisqu’il ne s’agit pas du même risque ! Et l’argument ne tient pas, car le stratège ou le politique qui définit les buts de la guerre (ou de l’opération pour notre époque) espère et compte sur une prise de risque du niveau subordonné pour atteindre cet objectif. Le responsable politique n’attend pas du militaire qu’il fasse de la politique, mais bien qu’il mène ses opérations, à son niveau. L’histoire nous a montré une grande implication du politique dans la conduite des opérations, avec des Clemenceau ou Churchill, mais ce n’est pas une raison suffisante et nécessaire pour renoncer à exploiter tout son périmètre d’action. Ce n’est pas parce que « la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée à des militaires », que les militaires doivent renoncer à la faire ou ne pas essayer de la gagner… Et ce n’est pas parce que le niveau politique compte sur une prise de risque tactique qu’il ne souffre pas, comme toute la nation, de la perte de ses enfants.
Promouvoir la culture du risque, réprimer le culte du risque
La vertu du risque est qu’il nous oblige à penser raisonnablement (rationnellement, même) les résultats objectifs d’une confrontation en cours ou à venir. Cette appréciation porte en elle-même la garantie que l’action menée sera la plus adaptée aux enjeux, et permet d’anticiper les actions suivantes. Elle mène à la planification. Pourquoi en effet élaborer des plans, des variantes ou des hypothèses, si ce n’est parce que le risque nous les impose ? À l’inverse, pourquoi tuer l’ours, si ce n’est pour en vendre la peau ?
De plus, le risque suppose l’acceptation de la « nécessaire proportion ». À l’image des aventuriers, des soldats ou des grands capitaines qui vivent « dangereusement », la vie leur rend à l’exacte mesure de ce qu’ils ont risqué[3]. Au plan militaire, le risque ne permet évidemment pas un gain proportionnel à la mise initiale. Toutefois, aucune victoire ne s’obtient sans « gager » ou « miser » quelque chose : au minimum du terrain, du temps, ou bien plus fréquemment, la vie de nos soldats. Si le risque est un invariant de la guerre, son acceptation est un facteur de succès pour la manœuvre, de toute stratégie.
Le risque : Un capital inusité, un talent enterré ?
Dans nos opérations actuelles, marquées par l’hybridité de nos adversaires comme par une médiatisation accrue, le risque devrait se présenter comme un facilitateur (un « enabler »), ou un rénovateur (un « game-changer ») plutôt que comme une contrainte. Le risque est un capital à développer. C’est en valorisant ce capital, dès la conception des opérations, que le chef militaire pourra s’offrir (et offrir au politique) les meilleures opportunités pour atteindre son but. Il convient alors, au plus tôt, d’enseigner que le risque n’est pas intrinsèquement nocif. Il s’agit d’inculquer aux jeunes cadres et à la nation que le risque est un talent[4] qu’il faut faire fructifier par la saisie d’opportunités. Trop d’entre nous hésitent, n’osent pas prendre de risques, et par suite ne peuvent gagner. La prise de risque doit s’acquérir à l’entraînement pour pouvoir être exploitée en opération. La culture du risque est nécessaire dans nos opérations aéroterrestres, sous peine de voir celles-ci ne pas produire les effets escomptés.
La perméabilité du risque
Tout chef militaire qui s’interroge sur la nature de nos opérations actuelles constate qu’elles ne remettent pas en cause les principes de la guerre, mais qu’elles interviennent dans un contexte renouvelé par la médiatisation, la peur d’une possible judiciarisation et l’implication croissante du pouvoir politique. Cette implication du pouvoir politique dans les opérations relève d’abord de notre Constitution, qui par son article 15 fait du président de la République le chef des armées. L’implication naturelle du général de Gaulle dans les opérations s’explique par sa connaissance du milieu militaire. L’implication de ses successeurs est différente en raison d’expériences militaires et d’une connaissance des armées plus contrastée. Il ne s’agit pas ici de s’opposer à l’implication du politique dans les opérations, mais plutôt de revenir à la subordination originelle (et non la soumission) du militaire au politique. Les opérations contemporaines imposent aux responsables civils et militaires, un dialogue renouvelé sur la nature des risques que chacun, dans son champ propre, est en mesure d’endosser. Rappelons-nous que pendant des siècles, le souverain a mené lui-même l’armée à la guerre, et qu’il est donc tout naturel pour le chef politique de porter attention à son ultima ratio regum… Le succès de la libération des otages du Burkina en mai dernier montre bien que ce dialogue fonctionne et s’avère judicieux.
Comme l’affirmait Honoré de Mirabeau : « Si j’avais à écrire un traité de politique, je traiterais à fond de l’art d’oser, non moins nécessaire pour faire réussir les entreprises civiles que les opérations militaires. » Le risque assumé par une unité, par un simple soldat, sur le plan tactique peut devenir un risque politique. La sensibilité du pouvoir politique n’est pas la même que celle du militaire. L’enjeu est bien de mesurer l’influence d’un niveau sur l’autre et donc réussir à concilier risque nécessaire (pour le chef militaire) et buts de guerre (pour le pouvoir politique), pour le succès des armes de la France.
Le véritable principe de précaution dans nos opérations devrait être de continuer à prendre des risques, à tous niveaux, afin d’éviter d’offrir trop d’opportunités à nos ennemis, et trop de déconvenues à nos compatriotes. Combattre à son plus haut niveau de risque, c’est diminuer celui de son chef, c’est créer les conditions du succès.
Comme nous le rappelle Voltaire, « Le succès fut toujours un enfant de l’audace ».
Il ne reste qu’à demeurer audacieux.
En mémoire de tous ceux qui l’ont été avant nous.
[1] Dwight Eisenhower, Croisade en Europe, Nouveau Monde Éditions, 2013.
2 L’article 5 de la Charte de l’environnement de 2004 précise que : « les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
[3] Sur le concept de « l’exacte proportion », lire Patrice Franceschi, écrivain de marine, aventurier, ancien président de la Société des Explorateurs Français et « pacha » de la Boudeuse. En particulier, son récit autobiographique : Avant la dernière ligne droite, Arthaud, 2012, dans lequel il explique que l’esprit d’aventure ne se conçoit pas sans mettre initialement sa vie en jeu.
[4] Le talent (du grec talanton, étalon) est une unité de masse, pesant environ 30 kg, utilisée à l'époque de la grande Grèce et jusque sous l'Empire romain. Un talent d’argent pouvait équivaloir à 20 ans de solde d’un légionnaire. Dans les évangiles (cf. Matthieu, XXV, 14-30 et Luc XIX, 12-27), un riche propriétaire confie des talents à ses contremaîtres et châtie à son retour ceux qui n’ont pas su les faire fructifier. Les subsides affectés aux armées par les lois de programmation militaires doivent porter leurs fruits…
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