C’est bien plus qu’un acteur qui part….
Le 21 avril 2021, Jacques Perrin nous a donc lui aussi quittés ; au-delà de l’homme de cinéma créatif et éclectique des « Choristes » ou du « Peuple migrateur », ceux qui ont un jour porté les armes ont ainsi vu partir à sa suite le sous-lieutenant Torrens et son immortelle « 317ème section » au Nord-Laos, le lieutenant de vaisseau Willsdorf et sa flottille sur « le fleuve » (« Le crabe-tambour »), le capitaine Caron et sa compagnie alpine dans les Aurès (« L’honneur d’un capitaine »), le réalisateur Lanvern et son indéfectible fidélité à la fraternité d’armes (« Là-haut, un roi au-dessus des nuages »), le lieutenant Drogo guetteur d’ombres insaisissables aux créneaux du fort Bastiani (« Le désert des Tartares »)…
Dix ans après son ami Pierre Schoendoerffer, Jacques Perrin a rejoint le panthéon des figures emblématiques et inspirantes pour des générations de militaires français. Sa carrière cinématographique, devant et derrière la caméra, est proprement extraordinaire par sa qualité et la profondeur des sujets abordés, de fait rarement légers. De vraies leçons de vie…Dès lors il n’est pas étonnant que les officiers de nos âges qui ont encore connu, en école préparatoire ou de formation, certains de ces cadres hauts en couleurs ayant servi en Indochine et en Algérie, soient durablement marqués par les images, les dialogues et les postures des figures fortes incarnées par Jacques Perrin.
Rien ne l’avait préparé à ce qu’il allait trouver sur les improbables plateaux de tournage de la jungle cambodgienne sous l’uniforme du jeune chef de « la 317 » ; il entra néanmoins extraordinairement vite et bien dans le rôle sous la direction experte de Pierre Schoendoerffer. Ces deux-là se portèrent une estime immédiate, nous apparaissant aujourd’hui comme deux frères au point qu’il est impossible d’évoquer l’un sans voir en filigrane le visage de l’autre, eux qui, tous deux, revêtirent avec panache le même uniforme vert d’académicien[1].
Porteurs chacun d’un même sens de l’engagement, le témoin fut passé en 1964 lorsque le réalisateur rescapé de Dien, Bien Phu, recruta ce jeune acteur de 24 ans passé par le Conservatoire d’Art dramatique, qui avait déjà donné la réplique à quelques grands noms du 7ème art.
On ne peut non plus évoquer la personnalité de Jacques Perrin sans celle de ses complices du Conservatoire, mais aussi de quelques autres : Bruno Cremer, qui avait tout à la fois « une gueule » et « de la gueule » (« la 317 », « Là-haut »,…), Jean-Rochefort, inoubliable et hiératique pacha du Jauréguiberry (« Le crabe-tambour ») adulé par son chef-mécanicien, l’ineffable Jacques Dufilho cultivant fièrement l’héritage bigouden, Claude Rich, ce médecin militaire marqué à vie par la tragédie indochinoise…
Pour « la 317ème section », Jacques Perrin vécut avec Bruno Cremer quatre mémorables mois de tournage sur les hauts-plateaux cambodgiens, onze ans seulement après la fin des événements relatés dans le film. Comme il le raconte dans un interview accordé en 2018 titré « L’engagement », le contexte et l’atmosphère l’ont naturellement aidé à se couler dans le moule de son personnage. Ainsi, la première scène représentait la descente des couleurs au tout début de mai 1954, dans le poste de Luong Ba à la frontière du Nord-Laos, les Français venant de recevoir l’ordre de l’abandonner pour se porter au secours de la garnison de Dien-Bien Phu. La 317ème section constituée pour les besoins du film étant composée de figurants khmers mis à disposition par le roi Sihanouk, Jacques Perrin et Bruno Cremer comprirent très vite qu’aux yeux des figurants, ils étaient vraiment le sous-lieutenant Torrens et l’adjudant Willsdorf ; et de fait le lever des couleurs fut reproduit chaque jour de ces mois de tournage, élevant pour tous une simple séquence de long-métrage au rang du cérémonial que nous lui conférons.
Ce faisant nous ont été laissées en héritage ces images puissantes qui ont inspiré nos années de « prépa», de Saint-Cyriens, de jeunes officiers de corps de troupe, et à la réflexion toutes celles qui suivirent, tant les questions abordées par ces films concernent non seulement le militaire mais plus généralement la condition humaine et les forces de l’esprit. Pourquoi s’engage-t-on ? Que défend-on ? Pourquoi meurt-on ? Qu’est-ce que commander juste ?
Le destin du capitaine Caron rappellera aux Saint-Cyriens de la promotion « Capitaine de Cathelineau » celui de leur parrain, tombé à la tête de sa compagnie du 121ème RI le 12 janvier 1957, à Tamaghoucht. Le sort tragique du sous-lieutenant Torrens représente quant à lui celui des promotions de Saint-Cyriens des années cinquante, durement éprouvées tant en Indochine qu’en Algérie[2].
Quant à la nature filmée par Jacques Perrin, n’évoque-t-elle pas les paysages parfois envoûtants des théâtres d’opération sur lesquels nous avons servi ? Pour les plus anciens au Vietnam ou en grande Kabylie, pour leurs cadets que nous sommes en Bosnie, en Kapisa, au Nord Mali ou plus prosaïquement en métropole, nous y avons été confrontés à la solitude du chef, préparant nos ordres dans ce salutaire silence intérieur que beaucoup de nos contemporains redoutent, puisqu’il contraint à une introspection sans complaisance.
Acteur, réalisateur et producteur accompli, mais surtout homme de bien, Jacques Perrin laisse un héritage incomparable pour peu que l’on prenne le temps de se l’approprier. On fait souvent référence et avec raison, parce que c’est si vrai, à ces mots attribués à La Hire, l’un des compagnons d’arme de Jeanne d’Arc, repris à la fin de l’Honneur d’un capitaine : "J'ai fait tout ce qu'un soldat a l'habitude de faire et pour le reste, j'ai fait ce que j'ai pu ". A sa manière, c’est ce qu’a fait le capitaine de frégate Jacques Perrin tout au long de son existence.
Le vendredi 29 avril 2022, l’hommage de la Nation lui a été rendu à Saint-Louis des Invalides ; la 317ème section locale supplétive, la 2ème compagnie du 253ème bataillon d’infanterie alpine, les hommes de la « Dinassaut » sur le Mékong, la garnison du fort Bastiani, ceux de Dien-Bien-Phu et de Kolwezi ainsi que nous tous lui avons fait cortège.
Chapeau l’artiste ! Mes respects Commandant [3]!
Général (2S) Eric Dell’Aria, Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr, promotion Capitaine de Cathelineau, 1976/78, le 30 avril 2022
[1] Pierre Schoendoerffer a été élu le 23 mars 1988 à l’Académie des Beaux-Arts puis installé le 18 octobre 1989, Jacques Perrin y a été pour s part élu le 7 décembre 2016 et installé le 6 février 2019 .
[2] A titre d’exemple, 88 des 360 Cyrards de la promotion « Veille au Drapeau (1943) et 92 des 740 de la « Rome et Strasbourg » (1944) sont tombés en Indochine ; ont suivi 44 des 630 de la « de Lattre » (1951/52) et 50 de l’« Amilakvari » (54/56) en Algérie ; 60 des 339 de la « Général Frère » (1948/50) sont morts pour la France sur les deux théâtres.
[3] Pour mémoire, Jacques Perrin a été promu Capitaine de Frégate de la réserve citoyenne en 2012.
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