70e anniversaire de la mort du maréchal de Lattre de Tassigny 11 janvier 1952-11 janvier 2022
Il y a tout juste 70 ans, le 11 janvier 1952, Jean de Lattre de Tassigny s’éteignait prématurément à l’âge de 62 ans d’un cancer de la hanche. Maréchal de France, il appartient à la lignée des très grands chefs militaires que notre pays a connus. Saint-Cyrien, Compagnon de la Libération, ce n’est pas un hasard si pour ses funérailles nationales étaient présents le général de Gaulle mais aussi Dwight Eisenhower et le Field Marshal Bernard Montgomery, preuve de l’admiration pour de Lattre et ses qualités exceptionnelles qu’il démontrât pendant la Première Guerre mondiale, puis lors de la Seconde Guerre mondiale et enfin en Indochine où il sut reprendre la main, hélas sans le résultat escompté en 1954. La mort au champ d’honneur indochinois de son fils unique, le lieutenant Bernard de Lattre l’avait profondément affectée. Celui-ci alors âgé d’à peine 15 ans avait largement contribué avec sa mère Simone (1906-2003), l’épouse du futur Maréchal, à le faire évader de la prison de Riom où le régime de Vichy l’avait incarcéré après son refus de déposer les armes lors de l’invasion de la zone sud en novembre 1942. Le maréchal de Lattre est enterré à Mouilleron-en-Pareds, son village natal, là même où est inhumée une des grandes figures de l’histoire de France, Georges Clemenceau. Jean de Lattre de Tassigny constitue encore aujourd’hui un exemple pour la jeunesse de notre pays, jeunesse à laquelle il donna le meilleur de lui-même notamment lors des heures sombres de l’Occupation.
« Vous vous souviendrez de lui qu’il fut grand, parce qu’il savait servir.
Qu’il sut commander parce qu’il savait aimer.
Qu’il sut vaincre parce qu’il savait oser.
Le nom de Jean de Lattre de Tassigny appartient à l’histoire et sa légende au drapeau ».
C’est par ses mots extraits de son ordre du jour du 12 janvier 1952 que Georges Bidault, ministre de la Défense nationale, apprenait aux armées la mort du général de Lattre de Tassigny, élevé la veille à la dignité de maréchal de France au moment même où il disparaissait.
Cela fait aujourd’hui soixante-dix ans. Ceux qui l’ont connu dans l’exercice de son commandement constituent désormais les dernières phalanges les plus anciennes du monde combattant.
Il n’est pas besoin d’enjoliver sa vie ou ses actions, comme cela a parfois été le cas dans une démarche relevant plus de l’hagiographie que de l’histoire, pour considérer le maréchal de Lattre comme un chef militaire de tout premier plan, dont le nom ne tombera jamais dans l’oubli. Que ce soit comme chef de peloton du 12e Dragons en 1914, puis comme colonel du 15-1 (NDLR : le 151e Régiment d’infanterie) à Metz, comme général commandant la 14e Division d’infanterie (DI) dans la tourmente de mai-juin 1940, puis commandant la 1re Armée lors de la Libération et enfin en tant que commandant en chef en Indochine, il a toujours fourni la démonstration des extraordinaires dispositions qui étaient les siennes en termes d’exercice du commandement.
De Lattre chef de guerre
Tout a été dit et écrit concernant sa carrière, ses commandements, son goût des responsabilités et son extraordinaire aptitude à les exercer. Aussi, cette tribune s’attachera, quant à elle, à illustrer la complémentarité des aptitudes du maréchal de Lattre qui en faisaient un chef absolument complet au niveau stratégique. Elle sera donc construite autour des grandes phases de sa carrière militaire, des différentes facettes de sa riche personnalité pour s’achever sur les dispositions dont il a fait preuve au double plan diplomatique et politique.
Soldat, le maréchal de Lattre le fut dans toute l’acception du terme, d’un bout à l’autre de sa carrière. Laquelle carrière avait d’ailleurs fort mal débuté, puisque, initialement recalé à Navale, le jeune Jean de Lattre se rabat sur Saint-Cyr, d’où il sort bon avant-dernier de sa promotion (« Mauritanie »), ce qui ne l’empêche pas de choisir la cavalerie. Il ne restera pas longtemps cavalier, les impératifs de la Grande Guerre l’ayant conduit à demander un changement d’arme au profit de l’infanterie.
À l’issue de la guerre, le Maroc – comme Lyautey d’ailleurs – le marquera de son empreinte. C’est ainsi qu’en Indochine, vingt-cinq ans plus tard, il retrouvera certains réflexes « marocains », tels que la (re)création des groupes mobiles, véritables groupements interarmes, articulés autour de bataillons de pied différents ou l’importance des contingents locaux. L’exercice de ses commandements successifs sera toujours dominé par une constante : l’importance donnée à la formation morale, ce qui amène le chef à systématiquement se doubler d’un éducateur, au sens le plus élevé du terme. Ce souci permanent aboutira à ce style de commandement si particulier mêlant dans une alchimie dont il détenait seul les clés, rigueur implacable, attention portée aux subordonnés allant parfois jusqu’à chatouiller la frontière invisible de la démagogie, sens inné de la communication poussé jusqu’au théâtral, et injustice flagrante : « Je n’ai pas le temps d’être juste, je suis ici pour faire des exemples », déclara-t-il à Hanoï au général Spillmann, en charge de la mise sur pied de l’Armée nationale vietnamienne (ANV).
Son passage à l’École de Guerre, qu’il intègrera en limite d’âge haute compte tenu de ses années passées au Maroc, lui inculquera une méthode de travail qu’il conservera toute sa vie : le travail en équipe. Comme il était le plus ancien de sa promotion (la 49e), il en fut le président, rôle qu’il tint avec beaucoup de sérieux. C’est dans les murs de l’École militaire, qu’il découvrit les vertus du travail collectif, au cours des multiples groupes de travail qu’il constituait et démontait à l’occasion de chaque exercice ou pour chaque étude, en cassant les cloisons des groupes officiels (autre caractéristique). Il aura, sa carrière durant, une « équipe » autour de lui, qui disposera de toute sa confiance : les membres les plus éminents en seront Valluy (connu à l’École de Guerre), Guillaume (connu au Maroc et qui l’a puissamment aidé à préparer l’École de Guerre), Beaufre (dont de Lattre demeurera toujours un de ses points cardinaux et qui sera son chef de 3e bureau – opérations), Demetz (chef de corps du 2e Dragons, le régiment de son fils, qui deviendra chef d’état-major de la 1re Armée, lorsque Valluy prendra le commandement de la 9e Division d’infanterie coloniale – DIC) et, plus tard, Salan à qui il avait confié le commandement de la 14e DI reconstituée.
Pour ce qui est de sa méthode de travail, de Lattre n’était pas un esprit déductif, arrêtant sa décision au terme d’un raisonnement rigoureux intégrant et disséquant tous les facteurs du problème posé. C’était un intuitif. Une fois qu’il avait une idée, et il en avait souvent, il la livrait à son entourage immédiat, charge à lui de la creuser, de la polir, voire de lui prouver que cette idée ne correspondait nullement à la situation du moment, en demandant à ses interlocuteurs « Prouvez-moi que j’ai tort ». Cette démarche donnait lieu à des allers-retours incessants entre de Lattre et ses collaborateurs immédiats, ponctués, par exemple par des « Mais voyons, Beaufre, vous n’avez rien compris », ou bien « Mais Demetz, vous êtes tragiquement nul », pour s’achever par « Ça y est messeigneurs, cette fois-ci, je crois que nous y sommes ». Ces allers-retours pouvaient prendre plusieurs heures, parfois nuitamment, mais moins qu’on l’a dit. En agissant ainsi, de Lattre était en avance de soixante ans sur le fonctionnement de nos états-majors actuels. Il ne s’agit, toutes choses étant égales, par ailleurs ni plus ni moins que de l’actuelle cellule « Manœuvre future », à la botte du Chef.
Ces éminentes dispositions de commandement ne sauraient occulter ses non moins brillantes qualités opérationnelles. Durant la Grande Guerre, il a tenu les fonctions de commandant de compagnie et de bataillon, autant dire des postes très exposés. Il y a fait preuve d’un sens du terrain très sûr et de qualités tactiques fort justes, utilisant ses appuis, et ne lançant jamais des assauts inconsidérés. Comme commandant de bataillon, ses subordonnés ont rapporté qu’il disait : « Mon élément de manœuvre, ce sont mes mitrailleuses ». En 1940, chargé de la défense de l’Aisne à hauteur de Rethel, même s’il n’a pas directement été opposé à des chars, il a organisé et conduit une défense en profondeur tout à fait remarquable. Compte tenu de la situation générale, il n’a pu que décrocher à son tour et retraiter vers le Massif central, retraite conduite dans un ordre parfait, en conservant les plusieurs milliers de prisonniers allemands que sa division avait capturés. Non content de lui faire conserver toute sa cohésion, de Lattre a conservé les effectifs de celle-ci, en ramassant manu militari tous les fuyards croisés que ses unités intégraient. En outre, lesdites unités conservaient une tenue et une allure irréprochables car elles faisaient main basse sur les dépôts installés sur leur itinéraire, et dont les « gardes-mites » (NDLR : les magasiniers) attendaient patiemment les Allemands.
En novembre 1942, dans les circonstances affreusement pénibles de l’invasion de la Zone libre, commandant la division militaire (région militaire) de Montpellier, de Lattre s’en tient aux ordres de Verneau, Chef d’état-major de l’armée, de desserrement et ignore sciemment les contre-ordres donnés par Bridoux, secrétaire d’État à la Guerre. Il sera donc arrêté, jugé, incarcéré et il s’évadera.
Viendra l’heure de la Libération où il commandera la Première Armée de la Provence en Allemagne, après une dure campagne d’hiver dans les Vosges et en Alsace. Il réussira en mars 1945, après avoir forcé les défenses allemandes de la Ligne Siegfried, à border le Rhin dans la région de Spire, d’où il débouchera pour parachever la campagne à hauteur du Danube et en Autriche. C’est en vainqueur qu’il représentera la France, accompagné de Beaufre et Demetz, lors de la cérémonie de capitulation de l’armée allemande à Berlin, dans la nuit du 8 au 9 mai 1945.
Nommé en Indochine à la suite du désastre de la Route coloniale n° 4 (RC4), l’action du général de Lattre va y revêtir, sur le plan militaire, un double aspect : d’abord restaurer la situation sur le terrain, en portant un spectaculaire coup d’arrêt au général Giap au nord d’Hanoï, à hauteur de Vinh Yen, puis dans le Delta. Simultanément, il entreprend de redonner confiance au corps expéditionnaire, en remontant son moral, par un style de commandement très direct : « L’ère des flottements est révolue. Vous serez commandés ! ».
De Lattre proconsul
Mais le maréchal de Lattre n’était pas seulement un grand Soldat. Il doublait ses qualités militaires par un sens politique très sûr. À l’école de Lyautey au Maroc, il y avait appris la grande imbrication des affaires politiques et militaires, notamment dans les possessions d’outre-mer où, dans l’ombre de son chef tutélaire, il avait saisi très tôt que si la France voulait conserver son influence dans ce qui était encore l’Empire, elle devrait rapidement lâcher du lest dans la nature de ses rapports avec ses territoires coloniaux, quel qu’en soit le statut. C’est ainsi que, nommé aux doubles fonctions de commandant en chef et de haut-commissaire de France en Indochine, en décembre 1950, d’emblée, il s’affiche auprès de Bao Daï comme un partisan convaincu et désintéressé de l’indépendance pleine et entière du Vietnam : « Je ne suis pas venu ici pour limiter votre indépendance, mais pour la réaliser ». Ce discours, le seul qui fût audible par une population entièrement acquise à l’idée d’exercer elle-même sa pleine souveraineté, tranchait avec les atermoiements précédents où la France reprenait d’une main ce qu’elle avait octroyé de l’autre. Cette politique passée, qui ne pouvait déboucher sur rien, entretenait en revanche Bao Daï dans un attentisme délétère, alors même qu’il était déjà, par nature, peu enclin à s’imposer. C’est la raison pour laquelle, même s’il était parfaitement conscient des limites du personnage, de Lattre a joué à fond la carte Bao Daï.
Cette politique de pleine reconnaissance de la souveraineté de l’État vietnamien avait un corollaire, la participation par celui-ci à sa défense face à la subversion vietminh. Aussi, de Lattre a-t-il donné une impulsion décisive à la mise sur pied de l’ANV, qui deviendra à la suite des accords de Genève, l’armée du Sud-Vietnam. C’est ainsi que de Lattre pouvait, avec beaucoup de cohérence et d’honnêteté, proclamer haut et fort, que c’en était fini de la présence coloniale de la France en Indochine, et que la guerre qu’il y menait n’était absolument plus une séquelle de l’époque coloniale, mais bien au contraire la participation de la France à la lutte contre la subversion communiste, idéologie affichée du Vietminh d’Hô Chi Minh. Il est ainsi aisé de constater la grande cohérence et la modernité de cette politique. Le maréchal de Lattre a appliqué au Vietnam un projet politique global parfaitement cohérent.
Lucide, de Lattre savait pertinemment, qu’à 12 000 kilomètres de son territoire, la France ne pourrait pas soutenir seule ce combat, alors qu’il lui fallait, simultanément, participer par ses mêmes moyens militaires qui n’étaient pas démesurément extensibles, à la parade à la même menace, cette fois-ci, en Europe, à 250 kilomètres au-delà de sa frontière du Rhin. L’appui américain était donc indispensable en Indochine. De Lattre entreprend alors, moins de trois mois avant sa mort, un voyage aux États-Unis où il y rencontre les principaux dirigeants politiques et chefs militaires. Il se donne pour mission de les convaincre que la guerre conduite par ses interlocuteurs en Corée et celle qu’il conduisait lui-même en Indochine n’étaient que les deux volets d’un seul et même conflit global opposant, dans le Sud-Est asiatique, dans le cadre du containment énoncé par le président Truman, le monde libre à la subversion communiste. Sa force de persuasion fit merveille. À partir du voyage du général de Lattre à Washington, la France put disposer d’un fort appui américain, même si celui-ci cachait des arrière-pensées qu’il convient de ne pas nier, et qui ont vite éclaté après Genève, supplanter la France à Saïgon, mais ceci est une autre histoire.
* * *
C’est ainsi que le maréchal de Lattre de Tassigny a certainement été un des derniers très grands chefs militaires qui, investi d’une confiance totale de la part du Gouvernement, se soit vu attribuer des responsabilités dépassant largement le strict cadre de son rôle militaire, pour tenir, au sens noble du terme, une véritable place politique dans la Cité. Sa disparition prématurée, il n’était âgé que de 62 ans, aura certainement privé le pays d’un grand serviteur dont la présence aurait pu être utile, voire salvatrice, pour traverser les orages qui se sont multipliés par la suite. ♦
Avec l'aimable autorisation de la Revue Défense Nationale
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